Depuis 1960, la gouvernance démocratique de la Turquie a été interrompue à plusieurs reprises par des interventions militaires, ce qui a gravement nui à l’agenda politique progressiste du pays.

Il convient de noter de prime abord que toutes les interventions militaires ont eu lieu alors qu’un gouvernement conservateur était au pouvoir – en 1960, 1971, 1980, 1997 et 2007.

Le dernier de ces assauts militaires contre un gouvernement élu a eu lieu le 15 juillet 2016, lorsque des éléments subversifs de l’armée turque – membres de l’organisation terroriste FETO – ont mené une tentative de coup d’État contre le gouvernement démocratiquement élu en Turquie.

En plus d’étouffer la démocratie en interdisant les partis politiques, les interventions militaires ont également conduit à l’exécution de dirigeants politiques comme Adnan Menderes, alors premier ministre du gouvernement du Parti démocrate (PD) entre 1950 et 1960.

Mais cette tendance à l’ingérence militaire a effectivement pris fin sous la conduite du président Recep Tayyip Erdogan, qui dirige le parti AK.

Le leadership d’Erdogan, soutenu par une grande partie de la société turque, a permis non seulement de faire échouer la tentative de coup d’État de 2016, mais aussi de contester avec succès le mémorandum de 2007, qui tentait d’empêcher Erdogan d’accéder à la présidence du pays.

Au cours des deux dernières décennies, l’autonomisation des dirigeants civils sous l’égide du parti AK a permis à Recep Tayyip Erdogan de remporter des victoires électorales consécutives depuis 2002.

Le président turc Tayyip Erdogan s’adresse à ses partisans lors d’un rassemblement avant les élections présidentielles et législatives du 14 mai, à Izmir (Turquie), le 29 avril 2023.
(Reuters)

Voici un bref historique des coups d’État militaires turcs et de la manière dont le parti AK a mis fin à l’ingérence de l’armée dans la politique civile :

Coup d’État de 1960

En 1950, Ankara est passée à un système multipartite avec la fin du parti unique imposé par le Parti républicain du peuple (CHP), fondé par Mustafa Kemal Ataturk, le père fondateur de la Turquie.

Lors des trois élections suivantes, en 1950, 1954 et 1957, le Parti Démocrate (PD) a remporté deux victoires consécutives, grâce à la popularité de Menderes.

Cependant, la domination du PD dans les urnes agace le CHP et les militaires, qui prônent tous deux une interprétation sévère de la laïcité à la française, exigeant une séparation nette entre les affaires de l’État et les affaires religieuses.

Une partie des officiers de l’armée, qui se disent inspirés par les principes d’Atatürk, décident de chasser le gouvernement Menderes le 27 mai 1960, faisant fi des orientations d’Atatürk, ancien général ottoman et chef militaire de la guerre d’indépendance turque (1919-1922), qui avait conseillé aux chefs militaires de ne pas s’immiscer dans la politique civile.

Le coup d’État militaire de 1960 visait le gouvernement d’Adnan Menderes, qui a remporté des victoires électorales consécutives entre 1950 et 1957.
(Others)

Il est remarquable que le coup d’État de 1960 ait été perpétré sans tenir compte de la chaîne de commandement militaire et que les généraux de haut rang n’y aient pris part que dans les dernières phases de l’intervention militaire.

Bien que la première figure de proue ait été Cemal Madanoglu, un général de gauche, le coup d’État a été soutenu principalement par de jeunes officiers.

Certains analystes avancent qu’une partie des putschistes étaient pro-américains, sachant que le gouvernement de Menderes était connu pour avoir cherché un rapprochement politique avec l’Union soviétique avant le coup d’État.

Le coup d’État a donné naissance à une nouvelle constitution ainsi qu’à un cadre juridique crucial, la loi sur le service intérieur, qui régissait le fonctionnement des forces armées turques et légitimait l’ingérence de l’armée dans la politique civile.

En effet, l’article 35 de cette loi confie à l’armée la mission spécifique de « protéger et de veiller sur la patrie turque et la République de Turquie désignée par sa constitution ». Cet article est resté en vigueur jusqu’en 2013, assurant, de ce fait, un fondement juridique aux interventions militaires successives.

Mémorandum de 1971

Comme le coup d’État de 1960, le mémorandum militaire de 1971 a été lancé contre un gouvernement conservateur dirigé par le chef du Parti de la justice (AP), Suleyman Demirel, qui prétendait suivre les objectifs politiques de Menderes. Demirel avait mené son parti à la victoire lors des élections de 1965 et de 1969.

Alors que Demirel prétendait être la nouvelle incarnation de l’héritage du PD, l’aile traditionnelle de son parti critiquait sa position pacifiste face à l’influence persistante de l’armée sur la politique turque. face aux demandes de l’aile dissidente de révoquer toutes les interdictions politiques imposées aux anciens membres du Parti démocrate, Demirel faisait valoir qu’une telle mesure risquait d’irriter l’armée.

Le chef du Parti de la justice de la Turquie, Suleyman Demirel, salue la foule lors d’un rassemblement.
(AA Archive)

En conséquence, l’aile traditionaliste – qui comprenait plusieurs députés importants de l’AP – a quitté le parti à la fin de 1970, affaiblissant ainsi la position de Demirel au pouvoir.

Entre-temps, de violents affrontements éclatent entre les groupes politiques de gauche et de droite. Les différences idéologiques s’étendent à l’armée, où des factions affiliées à la gauche et à la droite se forment, défendant des points de vue politiques opposés.

En 1971, les tensions entre les factions militaires se sont aggravées lorsqu’une faction de gauche dirigée par Madanoglu, le principal officier du coup d’État de 1960, a envisagé de renverser le gouvernement Demirel par un coup d’État le 9 mars.

En réponse, une aile militaire de droite soutenue par une grande partie de la chaîne de commandement a empêché la tentative de coup d’État et a ensuite remis un mémorandum militaire au gouvernement Demirel, l’exhortant à quitter le pouvoir pour ouvrir la voie à un nouveau gouvernement soutenu par l’armée.

Le mémorandum comprenait un avertissement sévère au gouvernement démocratiquement élu. « Si cette question ne peut être réglée rapidement, les forces armées turques sont déterminées à prendre directement en charge l’administration en remplissant leur devoir de protection et de surveillance de la République de Turquie, conformément aux lois », indique le mémorandum.

La démission du gouvernement Demirel qui a suivi ce mémorandum a été vue par les militaires comme un alignement à leurs exigences. Ils ne sont toutefois pas allés jusqu’à dissoudre le parlement ou interdire les partis.

Les principaux généraux du mémorandum de 1971 avec Nihat Erim, le premier ministre du gouvernement technocrate (troisième à partir de la droite), approuvé par l’armée.
(AA Archive)

Le nouveau gouvernement, dirigé par Nihat Erim, un ancien député du CHP, a lancé une vaste purge au sein de l’armée afin d’expulser le personnel ayant des affiliations politiques. Il a également soutenu l’exécution de certains dirigeants communistes de premier plan, comme Deniz Gezmis.

Le fait que Demirel ait accepté l’intervention militaire de 1971 et qu’il ait soutenu le gouvernement Erim a diminué sa position politique ; il n’a pas obtenu la majorité au parlement après son éviction, mais a dirigé plusieurs gouvernements de coalition en tant que premier ministre.

Bulent Ecevit, l’un des principaux hommes politiques du CHP, opposé au mémorandum de 1971, devient premier ministre en 1973, son parti ayant obtenu le plus grand nombre de voix lors des élections nationales de la même année.

Coup d’État de 1980

Les gouvernements de coalition étant devenus monnaie courante au cours des années 1970, les militaires ont considéré cette évolution comme un échec de la classe politique turque.

Les militaires sont intervenus une fois de plus en septembre 1980, avec toute la force nécessaire.

En 1977, Demirel, alors Premier ministre, a également lancé une purge militaire sur la base d’informations internes selon lesquelles les principaux généraux pourraient lancer un coup d’État pour le renverser.

Kenan Evren, un général de haut rang, a pris le commandement des forces terrestres turques, un poste traditionnellement considéré comme un tremplin pour devenir chef d’état-major général à l’avenir.

Kenan Evren, le général en chef de l’armée turque, fait une annonce lors du coup d’État de 1980, qui a interdit les partis politiques et les dirigeants des années 1970.
(AA Archive)

Paradoxalement, Evren a évincé le gouvernement Demirel en 1980, en bannissant ce dernier et d’autres dirigeants politiques ainsi que leurs partis. Contrairement aux putschs précédents, le régime militaire d’Evren s’est maintenu pendant plus de trois ans.

Les élections de 1983 ont vu Turgut Ozal, un ancien membre du mouvement Milli Gorus – qui s’opposait depuis longtemps à l’influence de l’armée sur la politique – devenir le prochain premier ministre, son parti Anavatan (ANAP) ayant obtenu la majorité au parlement. Ironiquement, deux jours avant le scrutin, Evren avait critiqué de manière voilée Ozal.

Le coup d’État postmoderne de 1997

À l’instar des années 1970, les années 1990 ont vu l’émergence de gouvernements de coalition, le parti d’Ozal ayant perdu la majorité parlementaire.

D’autre part, le parti Refah (RP) de Necmettin Erbakan, l’aile politique du Milli Gorus, s’est renforcé au sein de l’électorat turc face aux partis de centre-gauche et de centre-droit. Après le scrutin de 1995, Erbakan a formé un gouvernement de coalition en 1996.

Comme les gouvernements précédents de Menderes et Demirel, les militaires strictement laïques ne voyaient pas d’un bon œil le gouvernement Erbakan, qui a fini par être ultérieurement évincé lors de manœuvres politiques menées par l’armée, à commencer par le mémorandum militaire du 28 février 1997. L’intervention militaire est qualifiée de coup d’État postmoderne en raison de son orchestration en coulisses.

Au cours du processus, Erbakan et Erdogan, alors maire du parti Refah (PR) d’Istanbul, ont été interdits de politique, le PR ayant été fermé par la Cour constitutionnelle.

Le Premier ministre turc et chef du parti Refah, Necmettin Erbakan, avec les principaux généraux turcs lors d’un événement précédant le coup d’État postmoderne de l’armée le 28 février.
(Others)

Une fois de plus, à l’instar des coups d’État précédents, l’intervention du 28 février a rendu la politique turque plus fracturée, conduisant à une coalition multipartite ainsi qu’à une crise économique de grande ampleur, qui allait essentiellement amener le parti AK d’Erdogan au pouvoir, seul, en 2002.

Le parti AK affaiblit l’ingérence militaire

Le parti AK, qui est enraciné dans le parti Refah mais s’est formé en tant que parti de centre-droit en 2001, a conquis l’important électorat conservateur de Turquie en remportant une victoire électorale écrasante en 2002. Dirigé par Recep Tayyip Erdogan, le parti AK a lancé des réformes politiques à grande échelle afin de démocratiser davantage l’État turc et ses institutions.

Mais en 2007, alors que l’élection présidentielle était prévue, une crise politique est apparue lorsque l’armée a publié un mémorandum électronique contre le gouvernement Erdogan, exprimant une opposition voilée au candidat du parti AK, Abdullah Gul, dont l’épouse porte le foulard.

L’e-mémorandum est intervenu dans le contexte d’un débat soulevé par certains politiciens et commentateurs, qui défendent une interprétation stricte de la laïcité à la française, affirmant que l’élection d’un président dont l’épouse porte le hijjab saperait les fondements laïques de l’État turc.

Contrairement aux interventions précédentes, le gouvernement Erdogan n’a pas cédé à la pression militaire et a convoqué un référendum crucial en octobre pour modifier la constitution afin d’adopter la règle de l’élection des présidents par un vote populaire.

Le Premier ministre turc de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, accompagné de son épouse Emine Erdogan, à gauche, vote pour le référendum dans un bureau de vote à Istanbul, le 21 octobre 2007.
(AP Archive)

Le parti AK a remporté une victoire significative lors du référendum d’octobre, 69 % des électeurs ayant voté « oui », en faveur de l’élection des présidents au suffrage universel.

Nombreux sont ceux qui affirment qu’il s’agit là d’un point de rupture dans l’élimination de l’influence de l’armée sur la politique turque, étant donné que le parti AK a également remporté une large majorité lors des élections de juillet qui ont précédé le référendum. Les résultats du référendum ont ainsi marqué le recul des militaires face aux dirigeants civils.

En 2013, le gouvernement du parti AK a également révoqué l’article 35 de la loi sur le service interne de l’armée, qui donnait à l’armée une base légale pour intervenir dans la politique civile. L’année suivante, Erdogan a été élu président du pays pour la première fois par un vote populaire.

Mais une fois de plus, le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État ratée a été lancée par des éléments voyous de l’armée turque. Ces membres de l’organisation terroriste FETO, qui cherchaient à infiltrer les institutions de l’État, ont tenté en vain de mener un coup d’État sanglant contre le gouvernement démocratiquement élu.

Erdogan et ses alliés démocrates ont gagné une fois de plus contre les putschistes. En 2017, Erdogan a convoqué un autre référendum pour changer le système parlementaire du pays en un modèle présidentiel, dans le but d’établir une structure politique solide contre toute autre intervention militaire.

La mesure a été approuvée, faisant de la Turquie un pays à régime présidentiel.

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